Je tombe.
La chute sera rude.
Ou douce.
Difficile équation.
(Laisse-moi le temps d’y répondre.)
Un nom. Bien sûr. Tout part de là.
Je m’appelle Joah Andersen.
Andersen, oui. Comme le conteur. Mais un peu comme la peintre, aussi. Celle qu’on n’a pas encore oublié. Oui, tu sais. Elle a brûlé Londres, selon les historiens. Puis s’est suicidée. Enfin c’est ce que l’on dit. On en parle pas trop, dans ma famille. Il faut dire que cela pourrait créer un scandale. Imaginez : remettre un prix Nobel aux petits-enfants d’une criminelle.
J’ai le nom d’une criminelle. Je ne sais pas trop pourquoi. Après lui vient Judith. Le nom d’une suicidée. Puis Lucie. Le nom d’une femme sans cœur. Je ne sais pas trop si j’étais censée tuer ma mère, crever ou rester de marbre à ma naissance. A vrai dire, je ne sais pas trop si je suis censée tuer, me planter ou rester vide, aujourd’hui encore.
Ah, tiens, j’ai terminé.
La probabilité que ma chute soit douce correspond à P=0,0000693.
Arrondi. Bien entendu.
Autant dire que j’ai plus de chances de me casser la gueule.
(Mais ce ne sont que des statistiques.
C’est abstrait, les statistiques.
Ça sert à rassurer les gens comme toi.
A leur faire oublier que, malgré les calculs, l’échéance sera inévitable.
Ce qui doit advenir adviendra.
C’est pas un foutu calcul qui changera quoi que ce soit.)
Je fais de l’algèbre. Je calcule des abstractions. Je définis des théorèmes si complexes qu’il faudrait plusieurs vies à certains d’entre vous pour en comprendre la moitié. Je joue avec des lois qui sont si difficiles qu’elles ont été reléguées en marge de ce monde. Je vis dans l’abstraction. Dans l’irréel. Je ne viens pas du même monde que vous. Votre premier souvenir est certainement l’un de vos anniversaires, non ? Ce chien qui vous a mordu ? Ce cousin complice ou trop virulent ? Un jeu d’enfant ? Allons. Il y a 0,0008512 chances que cela soit le cas. Cela peut vous paraître risible. C’est énorme. Mon premier souvenir ? Je crois que c’était un tableau blanc. Ou la table de dissection. Je ne sais plus trop. J’ai oublié une partie de mon enfance. Mais c’est normal. Rassurant. Cela signifie que les expériences de mon géniteur ont porté leurs fruits.
Je suis née avec une démence ;
Je voyais le feu partout.
Il dansait dans mes yeux, sur mon corps.
Et ça faisait hurler mon père.
Ma tante est morte à cause de ça. Elle aussi voyait le feu. Partout. Sur elle, sur les autres. Alors, elle a voulu essayer. De le foutre en vrai. Et quand elle est revenue à la raison, elle s’est pendue.
Purement et simplement.
Une existence futile effacée.
804 000 personnes se suicident chaque année dans le monde.
Ça n’a donc rien d’exceptionnel.
Rien du tout.
C’est juste un peu triste.
Le frère de mon grand-père, lui aussi avait cette démence-là. Il a tenu 33 ans. Puis s’est suicidé. Immolé. Il a dû souffrir, quand on y pense.
Vous pourriez croire que la démence et le suicide, c’est une tradition dans la famille. Un peu comme on fête Noël chaque année, à chaque génération un gamin devient barge et se suicide vingt ans après. Vous n’auriez pas tort. Mais les traditions perdurent lorsqu’on les accepte. Mon père a décidé d’y mettre fin. Quel brave homme.
Je suis née avec le feu dans les yeux.
Vater possédait le bon extincteur.
Les électrodes, les chocs, les médicaments.
Quoi ? Bien sûr que c’est légal. Sa carte de médecin l’atteste.
Je suis née en premier. Et puis il y a Adam. Vingt minutes d’intervalle. Assez pour que je prenne la démence, mais pour se partager le génie. Il me ressemble, mon frère. Nous avons subi les électrodes ensemble, il faut dire. On n’est jamais trop prudent. Mesure de prévention. Lui aussi a les yeux vides. Mais un peu moins que les miens. Lorsqu’ils ont été certains pour lui, ils ont arrêté. Mais il ne fallait pas prendre de risque avec moi.
Le feu, je le vois encore, c’est vrai. N’allez pas le répéter. Mais il ne provoque rien. Ni extase, ni euphorie. Ni tension. C’est du rouge dans mon regard. Le spectre de la lumière un peu défaillant. 800nm dans le spectre RMN. L’absorption du bleu et du jaune. Voyez ? J’ai tant rationnalisé ma démence qu’elle a finit par disparaître.
Rassurez-vous, je suis un humain sain d’esprit. Un peu vide, c’est vrai, mais je ne ressens pas fondamentalement l’envie de vous planter un couteau dans le cœur. Je ne vous suivrais pas ce soir pour mettre le feu à votre habitation. Je ne suis pas une psychopathe. Je suis juste un assemblement d’atomes qui respire encore, un peu vide, peut-être, mais certainement pas un danger pour votre belle société.
Joah Andersen. Mon frère est un génie et mes parents des prix Nobels. Nous n’avons jamais été scolarisés. A quatorze ans, nous possédions le degré de connaissances d’un scientifique de 50 ans, moyen voire un peu bon. Quatre ans plus tard, nous dépassions ces usurpateurs. Adam continuait avec les mathématiques. J’étudiais la physique. Physique quantique. Et l’infini. L’univers. Passionnant. Assez abstrait pour me permettre d’oublier que j’étais en vie. Quand j’ai eu 23 ans, j’ai essayé de me pendre parce que je n’étais pas heureuse. Mon frère m’a retirée à la mort. Deux jours plus tard, j’ai donné une conférence à Berlin. 57 jours après cela, j’ai mis un manteau autre que ma blouse blanche sur mes épaules et je suis partie.
J’en ai rencontré, des gens.
Tu n’es pas le premier.
Tu ne seras pas le dernier.
Juste un visage de plus.
Je tombe encore.
Mon ventre se sert.
Il n’y a que la promesse de la chute pour provoquer un tel sentiment en moi.
(1 417 secondes avant l’impact.)
Je suis d’abord allé à Copenhague, et pour la première fois de mon existence je suis sortie seule dans la rue. J’ai vu le port et la mer, et le musée. J’ai vu, accroché au fond de la salle, L’incendie de Londres n°3, de cette Andersen qui est mon aïeule. Pour la première fois de ma risible existence, j’ai senti les larmes couler le long de mes joues. Et j’ai compris pourquoi jamais je n’avais eu droit aux images dans les livres. Seulement le texte cartésien.
L’art est dangereux. Il provoque en moi des sentiments. Il me fait pleurer et obstrue le fond de ma gorge, il fait trembler mes épaules, d’une manière qu’aucun être humain n’a jamais réussi à provoquer.
J’ai fui Copenhague après que mon ancêtre ait éveillé en moi ce puis étrange d’incompréhension. Je me suis rendue à Bergen. J’ai rencontré Lukas. Lukas est tatoueur. Nous avons bu, un peu trop peut-être, et parlé, beaucoup, jusqu’à l’aube. Je lui ai raconté ce vide en moi. Qui rongeait mes ébauches de sentiments. Et alors que nous parlions, il a pris sa machine, et j’ai retiré mes vêtements. Lorsque le ciel s’est enflammé, j’avais un dragon immense qui dévorait mon corps, et lui un bras autour de mes épaules dénudées. Je me suis levée, j’ai mis de la pommade sur cette encre gravée en moi, et je suis partie.
Je ne sais pas trop qui est Lukas, à vrai dire.
Il avait un regard étrange lorsqu’il mordait mes épaules.
Lorsqu’il enfonçait son aiguille dans ma chair.
Un peu fou, radicalement différent du mien.
Mais peut-être qu’il était juste un peu trop humain.
Je suis partie en Ecosse. J’ai rencontré Samuel. Samuel est un homme fou. Dangereux. Il a la mort dans le regard. Son père a sauté d’un toit en tentant d’échapper à la police. Du moins, c’est ce que l’histoire raconte. En vérité, c’est lui qui l’a poussé.
J’ai rencontré Samuel dans une rue, le soir. J’allais être sa troisième victime, pour clore l’année. Puis il a vu mon tatouage, et il a ri. Il m’a embrassée. M’a tourné autour, chantant les flammes et la mort. Puis il a saisi ma gorge. Et m’a proposé de me faire me sentir entière.
Je ne sais pas trop si me faire l’amour était réellement nécessaire, dans le processus. Ou si c’était simplement sa rémunération. Nous nous sommes assis nus, sur le parquet gravé de son appartement, devant le pentagramme immense et le sang séché au bord. Je l’ai regardé invoquer le démon. Ai répété les mots que je devais répéter. Pourquoi avoir accepter une chose aussi folle ? La promesse de son couteau ne me faisait pas peur. Mais j’étais curieuse de voir si une croyance si folle, si peu cartésienne, pouvait être réelle.
Cette nuit-là, le démon est entré en moi.
Et je le sens qui me ronge encore plus.
Et à la fois, il comble le vide.
Il grogne, il rugit, tire dans ma poitrine.
Mais reste patient.
Pour le moment, le monstre m’appartient.
Avant que je ne meure et ne lui appartienne à mon tour.
J’arrive au terme de ma chute.
Spoilers : elle fait mal, en effet.
Mais je ne suis pas morte.
Nídhögg rugit un peu, au fond de mes entrailles.
Sa queue écailleuse se retire de mon dos. Protection non désirée.
La probabilité qu’il m’en empêche était de P=1.
Mais je voulais quand même tenter le coup.
(Ne me regarde pas comme ça, s’il te plait.)